Excursion à haut risque

Orkin s’était trompé en fin de compte. Si le royaume de Less’Kilerr était le plus grand, il devait être le plus vide. Les grandes villes étaient très peu nombreuses, et pour s’y rendre il suffisait de trouver une route où un chemin, certes peu nombreux, mais qui menaient pratiquement tous à Anguil, la capitale. C’est ainsi qu’Orkin, Ykalli et Osuwari gagnèrent Kîlnim, en « seulement » une semaine. Kîlnim et pas Anguil car Kîlnim était en quelque sorte une cité rempart, en périphérie de la capitale et destinée à protéger celle-ci.

- Maintenant qu’on a à manger, il va falloir qu’on trouve quelque chose à faire…

- Pas aujourd’hui, tu veux ? C’est crevant de marcher six jours sans manger !

- Comme tu veux.

Il ne savait pas quoi lui répondre d’autre, mais ça n’était pas important de toute façon. Ils n’avaient pu louer qu’une chambre pour une personne, faute de moyens, car ils préféraient économiser l’or pour la nourriture. Ykalli était étendue sur le lit, au centre de la petite pièce. Le mobilier consistait en une sorte de commode simple en bois, contre le mur, et d’un bureau improvisé avec une chaise et une petite table. Il y avait une unique fenêtre de laquelle on pouvait inspecter la rue d’un bout à l’autre, puisque la chambre se situait à l’étage. Orkin se tenait debout dans un coin de la chambre, réfléchissant, tandis qu’Osuwari s’amusait à mordiller les pieds du lit.

Au loin par la fenêtre, on distinguait l’une des grandes murailles qui protégeaient la capitale. Si gigantesques qu’elles formaient l’horizon à elles seules. De quoi dissuader même les autres empereurs de tenter un coup d’état, ou n’importe quelle coalition. Celle-ci était la seconde – car au total il y en avait trois. Elle servait aussi d’habitation pour les plus modestes. En effet c’était en premier lieu une énorme caserne abritant le gros de l’armée impériale. Habiter dans la muraille était de ce fait très craint, et surtout très mal vu.

Il faisait nuit quand Orkin alla s’accouder à la fenêtre. La rue de dalles était éclairée par quelques lampadaires à gaz. Elle était entièrement déserte, hormis un soldat qui patrouillait çà et là de temps en temps. Mais qu’est-ce qu’il foutait là ? Ah oui, c’est vrai, il suivait Ykalli. Où ? Il se le demandait bien. D’un autre côté cela valait toujours mieux que d’errer sans but et sans conscience au fin fond des bois. Désormais il n’avait pas vraiment le choix, il s’en remettrait à elle.

Il ne leur restait plus rien à faire de cette journée, et ils avaient tous besoin d’une bonne nuit de sommeil. Ykalli dormait déjà depuis un bon moment, couchée sur le lit, quand Osuwari se plaça au pied de celui-ci et s’y endormit. Orkin se coucha un peu plus tard, de l’autre côté du lit, tourné vers le mur, emmitouflé dans un sac de couchage.

Ykalli se réveilla net. Elle était totalement trampée de sueur et haletait comme un chien.
Elle regarda autour d'elle, apparement elle n'avait pas réveillé ses compagnons. Elle descendit du lit et marcha sur la pointe des pieds vers le lavabo qui faisait l'angle. Niveau discrétion, c'était un peu raté ! Le plancher craquait à en réveiller un fantôme malgré son pas léger.
Mais il n'y avait pas mort d'homme vu que les deux autres dormaient comme des masses.
Elle fit couler l'eau tout doucement et plongea ses mains dans le liquide glacé pour s'asperger le visage.
En enjambant Orkin, elle s'installa à la fenêtre ouverte sechant ses cheveux qui avaient été mouillés par la même occasion.
Ykalli regarda l'horizon, c'était presque l'aube, au loin quelques torches brûlaient encore mais plus pour très longtemps.
Le garde était toujours là. Le pauvre ... mais il attira son attention quelques instants.
D'autres l'avaient rejoints affolés un papier en mains. Apparement ils avaient fouillés plusieures maisons, donc le papier en question devait être un ordre d'arrêt.
Ensuite ils frappèrent à la porte de l'auberge. L'aubergiste avança sur le seuil et ils parlèrent ... assez fort pour qu'Ykalli entende.

- Nous recherchons ces jeunes gens, ils sont deux, une jeune fille et un garçon, d'après nos dernières sources ils voyageraient aussi avec une sorte de gros loup.

- Oui, ils se sont arretés ici, hier soir et ont demandé une chambre.
Ils n'avaient pas l'air dangereux mais plutôt sympatiques...

- Nous ne voulons pas savoir quelle impression vous avez eu. Guidez-nous !

- Par ici ... mais je ne sais pas s'ils sont encore là, ils ont réglé à leur arrivée, répondit l'aubergiste anxieux.

Ykalli jetta la serviette, rassembla leurs affaires, shoota dans le cocon de l'autre chenille qui était parti pour dormir jusqu'au printemps.

- Réveille-toi sinon t'auras le droit à un sommeil éternel !

- Aïe ! Mais qu’est-ce qui te prend, t’es mal…

- Réveille-toi sinon t'auras le droit à un sommeil éternel !

- Hein ?

Orkin se leva péniblement, tandis qu’Ykalli s’empressait à tout emballer dans le sac à fond la caisse. Elle attrapa la couverture qui avait servie de sac de couchage et se tourna vers lui.

- On a de la visite. Magne-toi voire un peu !

- De la visite ?

A ce moment on frappa violemment à la porte.

- Ouvrez ! C’est un ordre ! Ouvrez cette porte, au nom de l’Empereur !

- Merde !

- Tu crois pas si bien dire.

Osuwari sauta sur ses pattes et se mit à aboyer férocement en direction de la porte. Orkin se précipita vers la commode et la poussa en travers de l’entrée.

- Ca nous donnera un peu plus de temps.

- Grouille-toi ! On passe par la fenêtre !

- Juste deux secondes.

- Osuwari, viens là !

Elle tira le chien (qui aurait manifestement préféré rester et leur sauter dessus), et ce-dernier sauta par la fenêtre. Orkin prit une petite fiole à sa ceinture, en examina brièvement le contenu et se précipita vers la porte, devant laquelle il la coinça entre les lattes du parquet. Il gagna la fenêtre par de grandes enjambées tandis que les lames s’enfonçaient dans le bois (les soldats avaient du sentir la commode qui gênait). Il se jeta dans le vide et atterrit maladroitement sur le sol. Ykalli était là. Il fondit sur elle et la plaqua au sol. L’explosion retentit et il plut des planches de bois sur la route.

Orkin se releva. Ykalli était tombée sur le sac, heureusement, elle n’avait rien. Elle resta étourdie quelques secondes puis se ressaisit. Elle se leva et contempla la façade. Enfin, ce qui l’en restait. A vrai dire elle n’était pas plus stupéfaite que ça.

- Allez. Un tel boucan va attirer une bonne flopée de ces pigeons.

- Là, dit-il en lui montrant une minuscule ruelle sombre sur le côté. On sera à l’abri.

- Minute. Osuwari ! Osuwari ? Mon chien ? Osuwariii ?

- Chut ! Ils doivent penser qu’on est morts, inutile de leur faire croire aux fantômes !

Il dut presque la trainer jusque dans la ruelle. Là il vérifia que personne ne risquait de les découvrir, puis il s’assit en tailleur. Ykalli était tendue. Elle y tenait tellement à son chien ?

- Ne t’inquiète pas. Tu sais, à l’origine, Osuwari est sauvage, il s’en sortira sans aide, crois moi. Tu te souviens du jour où il a failli se battre contre sa propre meute au complet ? Il peut se débrouiller, tu crois pas ?

- …

- Et puis, c’est un chien. Il nous retrouvera sans problèmes. Tu sais que ça a un sacré odorat, ces bêtes là ?

De peur d’être découverts, ils se mirent à arpenter lentement la ruelle, Ykalli ne voulant pas la quitter, persuadée qu’Osuwari n’était pas loin. Orkin sortit une miche de pain (ce qu’ils avaient le plus en stock, car nourrissant et bon marché) du sac, la coupa en deux et en donna la moitié à Ykalli. Il se demandait sérieusement comment ils allaient se sortir de ce pétrin. Ils étaient dans la capitale, à quelques rues de la muraille abritant des milliers de soldats. Il fallait impérativement qu’ils sortent de la ville, il fallait qu’ils fuient. Se cacher dans la ville, même dans les endroits les plus sombres, ne leur servirait à rien devant le nombre de soldats qui se lanceraient à leur recherche, sans compter les civils qui feraient de même, histoire d’être bien vus par l’empereur. Mais un détail attirait l’esprit d’Orkin.

- Comment ça se fait qu’ils nous aient trouvés alors qu’on ne s’est encore pas fait remarquer dans ce royaume ? Ca viendrait d’ailleurs ? Ca ne pourrait venir que de Julnia’Yrii. Tu est connue là-bas, et moi je suis recherché. C’est la seule explication. Mais comment ont-ils pu nous suivre jusqu’ici ? On dirait qu’ils nous suivent à la trace.

C'est vrai ... qu'est-ce qu'ils allaient faire maintenant ?
Ils étaient visiblement traqués ici, et elle ne tenait pas à voir sa tête plaquardée sur tous les murs de la ville, surtout qu'elle était très reconnaissable, il n'y a pas 36 milles filles blondes se balandant avec un garçon qui sourit jamais, qui tient un labo de savant fou rien que dans sa ceinture et ... avec un chien loup ...

- On y va ... maintenant.

Elle se leva et visiblement vidée d'émotions, elle marcha de plus en plus vite vers les portes de la ville.

Orkin trainait un peu derrière, portant une nouvelle fois toutes les affaires.
Elle se retourna lui prit un ou deux sacs et réaccéléra le pas.
Orkin déconcerté, resta un moment perplexe, puis aperçut Osuwari qui jouait avec des lucioles.

- Te voilà toi, allez mon gros, on a pas que ça à faire.

La fuite ne faissait que commencer ...

- Euh… T’es au courant que les portes de la ville doivent être un minimum gardées ?

- Tu parles, je te parie qu’ils se sont tous regroupés à l’auberge.

- Pas sûr. S’ils veulent nous coincer, ils ont tout intérêt à bloquer les sorties.

- Par où tu veux sortir à part les portes ? T’as vu la taille des murs ?

- Pas faux.

- Les gardes sont peut-être pas tous au courant qu’on est recherchés. A mon avis certains sont allés voir ce qui se passait quand ils ont vu la fumée. Ils doivent plus être beaucoup aux portes. Et puis le cerveau, c’est l’empereur, et il doit dormir à cette heure-ci. Ils doivent être complètement paumés, ça nous donne un avantage pour fuir.

- Un avantage ? Ca ressemble plus à une mission suicide qu’autre chose.

- Ca devrait te plaire alors. Allez, magne-toi si tu tiens pas à ta vie.

- … ?

- Laisse tomber, t’as vraiment pas le sens de l’humour. Osuwari ? Allez, mon chien, on y va.

Ils parcoururent les rues les plus sombres et les plus étroites pour éviter les patrouilles de soldats. Ils n’avaient pas beaucoup de temps et devaient profiter que les gardes ne se soient pas encore lancés à leur poursuite. Ils furent bientôt confrontés à trois gardes, qu’ils neutralisèrent rapidement. A ce moment ils décidèrent de se séparer et convinrent un plan, certes pas bien complexe mais qui leur donnerait une chance de survie supplémentaire. Ils se situaient au Nord-est de la ville. Ykalli, qui avait pris le sac, emmènerait les trois corps, avec Osuwari, près de la porte Est, non loin de là. Pendant ce temps, Orkin filerait vers le Sud et y ferait sauter un maximum de quilles – bah de soldats ! De quoi faire croire à une fuite vers l’Est et le Sud à la fois. Ils devraient ensuite se retrouver à l’entrée Nord, ou bien à l’extérieur. Avec un peu (beaucoup) de chance, ils resteraient en vie et continueraient leur route vers le Nord.